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Stendhal, Le rouge et le noir

Le portrait de Julien face à son père

Lecture linéaire, de « En approchant de son usine » à « son livre qu’il adorait. »  (I, IV)

Présentation du passage : Au moment où débute notre passage, Julien Sorel n’a pas encore été présenté au lecteur. Mais nous en avons entendu parler : nous savons qu’il est le fils du charpentier et qu’il étudie le latin pour entrer au séminaire. Ici, son père vient lui annoncer que le maire de la ville, M. de Rênal, veut l’embaucher comme précepteur pour ses deux fils. Mais Julien n’est pas à la place qu’il est censé occuper à la scierie ; il est perché sur une poutre en train de lire. 

Projet de lecture : Nous allons nous demander quel portrait en situation est proposé de Julien Sorel.

Premier mouvement (de « En approchant de son usine » à la voix de leur père. ») :   

Dès la première ligne, le père de Julien Sorel est présenté comme un homme puissant, de même que le sont ses fils aînés. On relève en effet les expansions nominales (compléments du nom) « voix de stentor » et « espèces de géants », qui permettent pratiquement d’assimiler cette présentation à une description de conte merveilleux. Cette caractéristique de puissance et de force est accentuée par les actions des fils qui, « armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs des sapins, qu’ils allaient porter à la scierie ». Le lecteur a l’impression de découvrir des ogres en train de couper du bois ! Les fils aînés du père Sorel sont si absorbés par leur activité physique, qu’ils n’entendent pas leur père les appeler ; on relève l’adjectif précédé de l’adverbe « tout occupés [à suivre exactement la marque noire…] », et plus loin la déclarative « Ils n’entendirent pas la voix de leur père » ; il en ira de même pour Julien Sorel, mais dans une sorte de situation en miroir inversé.  

Deuxième mouvement (de « Celui-ci se dirigea vers le hangar » à « il ne savait pas lire lui-même. ») :

Lorsque le père Sorel arrive dans le hangar, il découvre que Julien n’est pas à sa place. L’adverbe « vainement » marque son incapacité à le trouver au premier coup d’œil, tandis que le complément circonstanciel de lieu « la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie » vient marquer la désobéissance de Julien. Celui-ci est perché sur une poutre, dans une situation qui le place en position de supériorité par rapport à son père (« Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut »), comme si symboliquement, Julien était du côté de l’esprit tandis que son père (et ses frères ainés) étaient du côté du corps, de la puissance physique. De même, la position de Julien « à cheval sur l’une des pièces de la toiture » permet d’évoquer d’emblée la position de Napoléon sur son cheval ; d’ailleurs, c’est le Mémorial de Sainte-Hélène que Julien est en train de lire (on le découvrira un peu plus loin dans le chapitre). Le rejet en fin de phrase de la proposition « Julien lisait », après la proposition infinitive qui rappelle qu’il n’obéit pas à son père (« Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme »), la met en valeur. Et c’est bien cette « manie de lecture » qui rend le vieux Sorel fou de rage. L’adverbe « Rien », suivi de l’adjectif et de l’adverbe d’intensité « plus antipathique » qui ouvrent la phrase suivante le prouvent. On apprend alors que Julien ne partage pas la même puissance physique que ses frères ; il est en effet décrit une première fois par sa taille, et l’adjectif « mince » évoque davantage un corps de jeune fille que de jeune homme (« sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés »). On comprend à la fin du paragraphe pourquoi le fait que son fils lise rende le père Sorel furieux ; après un passage en focalisation interne au père qui présente la lecture à l’aide de deux expressions péjoratives (« cette manie de lecture lui était odieuse »), l’aveu qui clôt le paragraphe éclaire le lecteur : « il ne savait pas lire lui-même. »

Troisième mouvement (de « Ce fut en vain » à « qu’il adorait ») :

Le dernier mouvement s’ouvre sur une situation similaire à la première, mais qui fonctionne en sorte de miroir inversé : Julien, comme ses aînés, n’entend pas non plus la voix de son père ; mais ce n’est pas à cause de l’attention qu’il porte à son travail à la scierie, mais « à son livre ». Perdu dans un monde hostile et bruyant, Julien n’entend rien ; on relève le complément circonstanciel de manière « en vain » ainsi que « deux ou trois fois », qui se rattachent au verbe « appela » ; plus loin, on retrouve l’expression « la terrible voix de son père » qui rappelle la « voix de stentor » du début du passage. Tout ceci a lieu au-milieu du « bruit de la scie ». Au bruit, rattaché au monde du père, s’oppose le silence et la concentration de Julien. Mais l’opposition entre les deux hommes est aussi physique : l’un est en mouvement, tandis que l’autre est statique. Le père, « malgré son âge », saute « lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit ». L’adverbe « lestement » ainsi que les compléments circonstanciels de lieu tendent à prouver que le père fait quasiment partie du mouvement de la scie lui-même ; jusqu’à la fin du paragraphe, le père n’est présenté que par ses mouvements, tous agiles et violents comme ceux de sa machine : il saute, il frappe son fils, puis il le retient. L’expression « coup violent » est d’ailleurs répétée deux fois, le premier coup attaquant le livre qui « vol[e] dans le ruisseau », le second attaquant directement Julien et, symboliquement, « la tête », siège de l’intellect du fils. Julien est prêt à suivre le livre dans le ruisseau quand son père le retient ; là encore, la force du père est mise en valeur par le fait qu’il n’ait besoin que d’une main pour retenir son fils (« son père le retint de la main gauche »). Les paroles du père confirment sa brutalité physique, et mettent encore une fois en valeur son mépris de la lecture et de toute activité intellectuelle : Julien est traité de « paresseux », et le père Sorel développe un polyptote sur la lecture pour mieux la mépriser : « tu liras donc toujours tes maudits livres […] Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé ». La fin du passage reprend là encore le début, puisque l’expression « son poste officiel » rappelle « la place qu’il aurait dû occuper » du premier paragraphe. Malgré ses blessures, qui paraissent réelles (Julien est « tout sanglant »), Julien se dirige donc vers son poste d’observation, « à côté de la scie ». Un deuxième indice vient construire le portrait du jeune homme, puisque l’on voit qu’il « avait les larmes aux yeux », ce qui prouve sa sensibilité. Mais non pas tant sa sensibilité physique, même s’il doit bien souffrir un peu, que sa sensibilité morale : ce qui lui tire des larmes, ce ne sont pas les coups de son père mais « la perte de son livre qu’il adorait ». Le verbe, très fort (on n’adore que Dieu) donne au goût de Julien pour son livre une tonalité religieuse et sacrée. On comprend plus loin pourquoi, ce livre étant « celui qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène » (cette dernière citation n’est pas dans notre extrait, mais à la fin du paragraphe suivant). 

Conclusion : Cette présentation en acte nous donne donc d’emblée des précisions importantes sur le héros : il a un physique fragile, une grande sensibilité, c’est un intellectuel qui aime la figure napoléonienne. Totalement opposé au reste des hommes de sa famille (on ne sait pas où est la mère de Julien), Julien va chercher tout au long du roman à compenser ce vide paternel.

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